Ce 26 octobre s’ouvre à New Delhi le 3e sommet Inde-Afrique. Politiques, diplomates, hommes d’affaires et experts sont tous d’accord pour reconnaître les vastes potentialités des relations économiques indo-africaines. Mais l’enjeu de cette rencontre est aussi politique.

« Ce sommet va donner une nouvelle fraîcheur à nos relations plurimillénaires », a déclaré le Premier ministre indien Narendra Modi, en recevant des journalistes africains venus couvrir le sommet Inde-Afrique qui s’ouvre dans la capitale indienne ce 26 octobre. Modi veut clairement changer la donne et rattraper le retard de son pays en Afrique par rapport à la Chine et au Japon qui sont les principaux concurrents de l’Inde dans sa quête de puissance et d'influence. Il l’affirme sans complexes, mêlant expérience personnelle et vision géopolitique. « Mes liens personnels avec l’Afrique remontent à l’époque où j’étais ministre en chef du Gujarat, l’Etat indien qui compte sans doute le plus grand nombre d’expatriés établis en Afrique. » Et le Premier ministre d’ajouter : « L’Inde et l’Afrique ne sont pas séparées par la mer d’Oman, mais au contraire elles sont reliées par cet océan qui a été de tout temps une passerelle entre nos deux civilisations. »

En effet, les relations indo-africaines ne datent pas d’hier. Elles plongent leurs racines dans l’époque de la Route de la soie, il y a 2 000 ans, lorsque des voiliers chargés de marchandises traversaient la mer d’Oman pour approvisionner en épices et en bijoux l’ancien royaume d’Aksoum, aujourd’hui en Ethiopie, Djibouti et l’Erythrée. Il va falloir ensuite attendre la période médiévale, puis coloniale, pour voir les échanges entre les deux régions s’intensifier avec les guerriers africains débarquant dans l’Inde occidentale pour combattre dans les armées des principautés indiennes, puis avec la migration des manœuvres et des boutiquiers indiens qui ont essaimé à travers l’Afrique de l’est, du Kenya à l’Afrique du Sud en passant par la Tanzanie.

C’est encore pendant la période coloniale britannique qu’un certain Gandhi a séjourné en Afrique du Sud où il a débuté sa carrière politique. « Le commerce entre l’Inde et l’Afrique consistera à échanger des idées et des services, et non des biens de consommation contre des matières premières », avait déclaré le futur père de la nation indienne, jetant les fondements des échanges indo-africains tiraillés encore aujourd’hui entre les impératifs éthiques et le tout économique.

En 1961, Nehru fut le premier chef de gouvernement indien à se rendre en Afrique, devançant de trois ans la visite sur le continent du chinois Zhou Enlai. C’est la période où l’Inde a lancé ses premiers programmes de coopération avec l’Afrique (ITEC, Focus Africa) qui puisaient leur inspiration dans la solidarité anti-coloniale, mais aussi dans les idéaux de Gandhi dont Nehru était l’héritier politique. Cet engagement idéaliste n’a pas toutefois permis à l’Inde de mobiliser le soutien de ses alliés africains pendant la guerre qui l’a opposée à la Chine en 1962. A l’exception du Nigeria, les Africains avaient tous juré allégeance à Mao.

Source de déception, cette désertion explique sans doute qu’il ait fallu ensuite attendre 46 ans pour qu’un chef du gouvernement indien se rende de nouveau en Afrique. Le passage du Premier ministre Manmohan Singh au Nigeria en 2007 marque l’intérêt renouvelé de l’Inde pour le continent noir.Or entretemps, le pays de Gandhi et de Nehru a profondément changé grâce aux réformes économiques engagées en 1991. L’Inde a vu sa croissance s’accélérer, lui permettant d’entrer dans le club des pays émergents. Afin de sécuriser les approvisionnements en énergies et en ressources minérales qui conditionnent la soutenabilité du développement industriel de leur pays, les autorités de New Delhi se sont alors naturellement tournées vers l’Afrique, dans un souci de diversification géographique de leurs achats.

Le premier sommet indo-africain (le India-Africa Forum Summit ou l’IAFS) s’est tenu en 2008 à New Delhi, sur le modèle des rencontres Japon-Afrique ou Chine-Afrique institutionnalisées depuis 1993 pour le Japon et 2000 pour la Chine. Avec une dizaine de chefs d’Etats africains présents à New Delhi à cette occasion et un total d’une quarantaine de pays représentés, ce premier sommet avait permis de créer un environnement propice à l’accélération des collaborations entre le géant de l’Asie du Sud et le continent africain. C’est au siège de l’Union africaine, dans la capitale éthiopienne, que s’est déroulé en 2011 le deuxième sommet indo-africain. Seize chefs d’Etats africains ont fait le déplacement à Addis Abeba à cette occasion.

Pour la nouvelle édition de l’IAFS, le gouvernement Modi aux manettes à New Delhi depuis juillet 2014, a décidé de changer le format de la rencontre en invitant tous les pays africains. Sur les 54 pays invités, une quarantaine sont représentés par leur chef de l’Etat ou du gouvernement. L’Inde mise sur sa nouvelle visibilité grâce à sa bonne santé économique et ses positions plus agressives sur le plan international, pour donner une nouvelle impulsion à ses relations avec les pays africains.

En invitant tous les pays sans discrimination aucune, l’Inde réitère son attachement au principe, sacro-saint pour elle, de la non-ingérence dans les affaires intérieures de ses partenaires commerciaux. Elle s’apprête ainsi à recevoir le roi du Maroc (qui, lui, est déjà arrivé), le Sud-Africain Zuma, le Nigérian Buhari, le Sénégalais Macky Sall, l’Egyptien Abdel Fattah al-Sissi, la Libérienne Ellen Johnson Sirleaf… Parmi les personnalités moins recommandables attendues, citons Robert Mugabe du Zimbabwe ou le Soudanais Omar el-Béchir. Or, l’Inde ne siégeant pas parmi les Etats partie au Statut de Rome, elle n’est pas dans l’obligation de procéder à son arrestation, comme le demande la CPI, a indiqué le porte-parole du ministère indien des Affaires étrangères.

A quoi servent ces sommets ? Selon le ministère des Affaires étrangères, organisateur de la rencontre, ces sommets ont pour but d’inscrire l’engagement indien en Afrique dans une vision à long terme. Les deux premières éditions se sont traduites par l’annonce de grandes initiatives (ex : projet de réseau internet pan-africain, création de diverses institutions de formation professionnelle) et des engagements financiers sous forme de prêts au taux concessionnel. Le montant cumulé des prêts inscrits dans le budget depuis 2008 s’élève à 7,4 milliards de dollars, dont plus de 3 milliards ont été déboursés pour la mise en œuvre de 137 projets à travers 41 pays, selon les chiffres du gouvernement.

Outre les matières premières africaines, l’Inde s’intéresse également à l’Afrique comme débouché pour ses produits et ses services, notamment dans les domaines de l’agroalimentaire, des machines-outils, des matériels informatiques et des produits pharmaceutiques. L’Afrique exporte pour sa part, outre le pétrole et le charbon, l’or, le diamant, ainsi que tout un éventail de minerais dont l’industrie indienne a besoin.

Le chiffre d’affaires du commerce indo-africain pour la période 2014-2015 s’élève à quelque 70 milliards de dollars et devrait, selon les prévisions, dépasser la barre de 100 milliards de dollars pendant l’exercice en cours. L’Inde est toutefois loin derrière la Chine dont les échanges bilatéraux avec l’Afrique s’élevaient à en 2014-2015 à 210,2 milliards de dollars.

 

Les entreprises indiennes n’ont pas attendu l’organisation des sommets pour s’intéresser à l’Afrique. Elles ont pris langue avec le continent depuis belle lurette. Le groupe indien Tata, qui fait des affaires dans plus d’une vingtaine de pays africains depuis les années 1960, est souvent cité en exemple d’un engagement de longue haleine. Ce conglomérat a investi dans une très large gamme d’activités, allant de la sidérurgie aux télécommunications, en passant par l’hôtellerie et l’automobile. Les investissements directs par les entreprises indiennes sont évalués à quelque 50 milliards de dollars, répartis sur un grand nombre de pays, selon le dernier rapport rédigé conjointement par la Confederation of Indian Industry (chambre de commerce) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Tata n’est d’ailleurs pas la seule entreprise indienne à prospérer en Afrique. Parmi les autres entreprises indiennes présentes sur place, il faut citer Kirloskar (pompes agricoles), Mahindra (tracteurs), Ranbaxy (médicaments génériques), Bharti Airtel (télécom). Ce dynamisme du secteur privé indien en Afrique contraste avec l’engagement économique chinois porté par l’Etat et les entreprises publiques. « A la base, les investissements chinois ont souvent un mécanisme de négociation d’Etat à Etat, savamment orchestré autour des flux de financements, quand les investisseurs indiens sont mus avant tout par les agents privés », lit-on dans le rapport de l’AFD sur l’Afrique et les grands émergents, paru en 2013.

A la veille de l’ouverture du 3e sommet Inde-Afrique, on peut difficilement ne pas flairer le consensus entre diplomates, hommes d’affaires, politiques et think tanks sur les très grandes potentialités des relations économiques indo-africaines. « On est à un tournant », confiait un décideur du conglomérat Mahindra, qui vient de lancer en Afrique cette année une nouvelle antenne du groupe réunissant toutes ses opérations sur le continent. Le groupe a bon espoir de voir son chiffre d’affaires africain se multiplier par 10 en 5 ans.

Or, l’enjeu de ce tournant n’est pas seulement économique, mais aussi (et peut-être surtout) politique pour l’hôte du sommet le Premier ministre Narendra Modi, qui ne rate jamais une occasion de rappeler à ses interlocuteurs africains la nécessité impérative de réformer en profondeur les Nations unies afin que « ses organes centraux reflètent les réalités aujourd’hui ».

Alors la question s’impose : les nouveaux prêts concessionnels, de l’ordre de 7 à 15 milliards de dollars selon les rumeurs, que le gouvernement indien s’apprêterait à annoncer d’ici la fin du sommet, sont-ils destinés à acheter le soutien des Africains pour l’ambition nation-unienne de leur pays hôte ?

Par Tirthankar Chanda

Mamadou Lamarana LY por maguinee.com