RELIGION - Depuis le Moyen-Age, les penseurs des trois religions monothéistes ont tenté de procéder à une critique philosophique des religions révélées. Leur but était de montrer que philosophie et théologie étaient très proches et ne différaient que par le medium linguistique. On sent ici l'acceptation d'une certaine unité et le refus de la dualité : la pensée religieuse ne différerait de la pensée philosophique que sur la forme et non quant au fond. Mais au cours des âges, tous les penseurs n'étaient pas d'accord, certains revendiquant pour la religion une irremplaçable spécificité.

Comment procédaient les philosophes partisans d'une conceptualisation des théologoumènes ? Ils lisaient leurs propres idées dans les textes révélés et prétendaient en extraire l'intelligence profonde par le biais d'une méthode exégétique. C'est d'ailleurs la démarche du Guide des égarés de Maimonide dont les cinquante premiers chapitres se donnent pour mission d'interpréter les termes homonymes qui connaissent tant d' occurrences dans la littérature biblique et que les ignorants comprennent dans un seul sens, généralement le plus inadéquat.

Grâce à cette approche, Maïmonide transforme le Dieu vivant et agissant de la Bible en un pur concept divin, totalement abstrait, que les masses incultes ne reconnaissent plus en tant que Dieu créateur, doté d'une volonté libre. Ils le transforment en une essence divine, assimilée à un intellect, suprême, situé à l'extérieur du monde matériel qu'il met en mouvement. C'est la théorie du Premier Moteur, exposée dans le livre VIII de la Physique d'Aristote.

C'est le trio classique de la philosophie médiévale qui est ici en cause : Dieu, le monde et l'homme : le premier devient la cause suprême de l'univers qui est son effet, le second, le monde n'est plus créé mais éternel et ayant une cause éternelle, il ne peut être qu'un effet éternel. Quant à l'homme il a le choix entre deux eschatologies, c'est-à-dire des fins dernières : soit un bonheur politique : une bonne santé, une bonne famille et de bonnes conditions de vie matérielles, soit un bonheur métaphysique, passer sa vie à apprendre et à connaître, accumuler les intelligibles au lieu des millions et acquérir ainsi une vie dans l'au delà. L'immortalité. Mais dans le discours religieux, c'est la résurrection qui est privilégiée car le vulgaire ne croit qu'en ce qu'il touche ou voit.

Mais Halévi demande ceci : est ce un Premier Moteur qui a libéré les Hébreux d'Egypte ? Est ce lui qui a frappé les Egyptiens des dix plaies ? Est ce lui qui a fendu la mer rouge et qui y a noyé les poursuivants égyptiens ? Est ce lui qui a envoyé la manne dans le désert ? Est ce lui qui a donné la Torah à son peuple?

On revient à la célèbre phrase de Kierkegaard : le Dieu d'Abraham n'est pas le Dieu des philosophes. Or, Maimonide justement a opté pour ce dieu d'Aristote ? S'est il trompé ? De son point de vue, non, car il a tenté de rationnaliser le texte biblique. Du point de vue de la mystique juive par contre, il se serait entièrement fourvoyé. Certains kabbalistes ont eu à cœur de repenser certains chapitres de son Guide afin de les mettre en conformité avec leurs propres doctrines ésotériques.

En traduisant les théologoumènes en philosophèmes, les philosophes, chrétiens, juifs ou musulmans ont ruiné le caractère immédiat de la présence divine, fait du monde une simple réalité physique indépendante où la divinité n'est pas en mesure d'accomplir le moindre miracle ; quant à l'homme on ne lui promet plus une vie dans l'au delà en tant qu'être concret mais en tant qu'âme désincarnée. Et ce n'est même pas une immortalité individuelle car l'unique facteur d'individuation, le corps, n'est plus là ; l'homme aura donc droit à une immortalité collective. Halévi se gausse de cette théorie dans son Cusari.

La résistance de la mystique juive.

Sans nier que certaines strates archaïques sont présentes dans la littérature talmudique et rabbinique où l'ésotérisme pré-kabbalistique est nettement perceptible, il faut bien reconnaître que ce sont les excès du camp des philosophes qui ont provoqué la forte résurgence de la doctrine des sefirot, la publication du Zohar et l'a venue de ses commentateurs, et bien plus tard, celle de la kabbale de Safed dont l'instigateur principal fut Isaac Louria.

La kabbale a rendu au peuple juif son simple Dieu biblique, son origine simple de l'univers et sa vieille eschatologie populaire, celle qui met en scène un grand banquet dont Dieu serait le principal organisateur, assis à une table gigantesque, entouré des sages défunts d e tous les temps. Il leur sert un repas fait de la chair du redoutable monstre marin, le Léviathan, arrosé d'un nectar aussi vieux que les six jours de la création... Il est vrai que le folio talmudique qui expose cette image si populaire ajoute sèchement en fin de page : là-haut il n y a ni station debout ni station assise... La saine raison retrouve donc ses droits. Mais les rédacteurs n'ont pas osé censurer ce texte si fantaisiste.

On retrouve dans un autre traité talmudique la même attitude un peu ambiguë à l'égard du miracle et de l'abandon du cours naturel des choses. Dans le traité du talmud de Babylone Shabbat (vers fol. 90a) on relate le fait dramatique suivant : un homme aussi pauvre que Job et dont la femme meurt en couches laissant un bébé, se retrouve tout seul et sans le sou, ne pouvant pas louer les services d'une femme afin d'allaiter son nouveau-né. Il éclate en sanglots et adresse une prière à Dieu qu'il implore de ne pas laisser mourir d'inanition cet enfant, le seul être qui lui reste au monde. Dieu, nous dit le Talmud, est sensible à sa prière et fait que des tétons poussent à la poitrine de cet homme. En hébreu : na'assou lo dadim ké-isha. Il put allaiter l'enfant et le sauver d'une mort certaine.

Ce qui est important, ce sont les deux appréciations opposées que la main anonyme du rédacteur nous confie : la première vante les haut mérites d'un tel homme, une humanité sortant de l'ordinaire, ce qui explique que Dieu ait bouleversé les lois de la nature que sa sagesse avait pourtant instituées. Un miracle donc. L'autre appréciation stigmatise l'attitude de cet homme qui a conduit Dieu à se renier, à bouleverser l'ordre naturel des choses... On le voit, même dans la littérature traditionnelle la plus ancienne, les avis sont partagés. Sur les miracles. Car s'il est un point théologique qu'aucun penseur rationnel ne pourra jamais récupérer, c'est bien les prodiges et les miracles de l'Ecriture. Or, la création elle-même est déjà considérée comme un pur miracle en soi...

 

Maimonide lui-même avait expliqué que contrairement à ce que pensent les couches populaires, Dieu n'agit qu'en conformité avec sa sagesse : en d'autres termes, la sagesse de Dieu tient sa volonté. En clair, il ne peut pas vouloir ce que sa sagesse lui interdit de faire. Je finis en signalant deux cas :

Le grand philosophe allemand Hermann Cohen, mort en 1918, avait fait une tournée de conférences en Europe orientale. Il se pique de faire un jour une conférence sur Dieu d'après Kant dans une synagogue où un auditoire médusé l'écouta avec admiration sans rien comprendre à ce qu'il disait... A la fin un vieux Juif posa une question apparemment naïve mais qui déstabilisa le grand philosophe. Her Professor, dans votre brillante conférence, je n'ai pas retrouve le Boré Olam (le Dieu d'Israël, créateur des cieux et de la terre). Les témoins racontent que Cohen éclata en sanglots ! Le vieil homme n'avait pas tort et réclamait qu'on lui rendu son bon Dieu, celui de sa Bible.

Un autre penseur moderne a rejeté l'ontologie de la philosophie de l'idéalisme allemand, Franz Rosenzweig dont je recommande fortement la lecture des cinquante dernières pages de son Etoile de la rédemption. Tout en étant un homme de grande culture, il considérait comme Kierkegaard que la religion n'était pas une simple étape dans la quête d'absolu. Elle en est en fait le point d'arrivée. On peut dire que dans cette lutte entre les philosophèmes et les théologoumènes dans l'âme humaine, Rosenzweig a proposé une solution, qu'ile nomme le Nouveau Penser (Das neue Denken) où philosophie et théologie se mêlent harmonieusement sans s'opposer.

Maurice-Ruben Hayoun

Spécialiste de la philosophie médiévale