Le Gouvernement Valls 1 est de ceux qui depuis le début de la Cinquième République ont connu une existence des plus éphémères. Hormis les cabinets de transition nommés entre l'élection présidentielle et les élections législatives et le gouvernement Messmer III qui s'expliqua par le décès du Président de la République, le premier gouvernement de Manuel Valls décroche même la palme de ce palmarès. Une question légitime revient alors sur le devant de la scène : assiste-t-on à une crise de régime ?

La Constitution de 1958 est-elle entrée dans une phase ultime avant sa disparition ? A en croire des esprits bien-pensants, qui se recrutent notamment chez les partisans du Front de Gauche ou ce qu'il en reste, chez les écologistes mais également sur les rangs de certains forces conservatrices de la droite parlementaire, l'heure du crépuscule de la Vème République a sonné. Au-delà des apparences, la réflexion mérite toutefois de prendre en considération les maux qui frappent le fonctionnement de nos institutions actuelles, maux qui sont essentiellement si ce n'est exclusivement dus aux agissements des responsables politiques davantage qu'à des défauts originels et conceptuels de notre texte fondamental.

La Constitution de 1958 a été bâtie sur des principes simples pour la conduite des affaires de l'Etat : stabilité, clarté, efficacité.

La stabilité est obtenue par les mécanismes du parlementarisme rationalisé. Malheureusement, la réforme constitutionnelle de 2008 a déchiré cette logique en restreignant de façon totalement inconsidérée le mécanisme de l'article 49, alinéa 3 de la Constitution qui permet à un gouvernement présidentiel (entendons par là un gouvernement formé par le Président et exécutant fidèlement ses orientations approuvées par le suffrage universel) de mener les réformes nécessaires au pays par-delà les sentiments divergents et les états d'âme des députés de la majorité présidentielle notamment dans le cas d'une majorité relative (gouvernements du second septennat de François Mitterrand) ou d'une cohabitation au sein de cette majorité (Gouvernements Barre) voire d'un éclatement de cette majorité en cours de législature. Désormais, hormis les lois financières, un Premier ministre ne peut actionner cette arme qui impose à l'opposition de faire la preuve de sa cohérence et de sa force numérique en renversant le gouvernement par une majorité absolue des membres de l'Assemblée qu'une fois par session ! Quand ? Sur quel texte ? Bref une arme devenue inutile en dehors du vote du budget et qui désormais, par sa faiblesse, expose le gouvernement aux marchandages parlementaires pour peu que sa majorité soit fragile ou incertaine. Sous prétexte de valoriser la modération, l'écoute des parlementaires, le dialogue Parlement-Gouvernement, l'Exécutif est contraint de reporter ou de vider ses projets de loi de ses dispositions les plus fortes, celles qui traduisent réellement une orientation politique assumée. On réforme à la marge, non au cœur, voire on ne réforme pas du tout. Autre exemple parmi beaucoup de la dénaturation voulue du parlementarisme rationalisé : en permettant aux ministres de retrouver automatiquement leur siège de parlementaire une fois évincés du gouvernement, la réforme de 2008 a fragilisé comme jamais le chef de l'Etat et son Premier ministre qui n'ont plus de prise sur les membres du gouvernement. S'ils ne détiennent pas un mandat parlementaire avant la prise de responsabilités ministérielles, ils sont représentatifs d'une ligne politique forte au sein d'un parti de la majorité gouvernementale. Dans les deux cas, ils peuvent à loisir faire état publiquement de leurs divergences dans le seul but d'exister politiquement et de faire vivre leur courant, leur tendance, leur sensibilité au sein de leur parti, encore plus s'ils s'imaginent un destin national, sans craindre d'être remerciés énergiquement par le chef de l'Etat. Renvoyés pour la plupart au Parlement, ils retrouveront une tribune tout en constituant potentiellement une menace pour l'Exécutif (rancoeur, vengeance, stratégie d'affaiblissement pour mieux valoriser leurs positionnements politiques et préparer les compétitions intra-partisanes ou inter-partisanes...). L'exception est devenue la règle depuis 2008.

La clarté est obtenue quant à elle par une équipe gouvernementale solidaire avec le Chef de l'Etat qui dépasse les clivages internes des formations politiques de la majorité. L'essentiel est de partager et d'approuver les choix politiques, les orientations présidentielles essentielles légitimées par le suffrage universel. Sur ce point, et déjà sous de Gaulle mais à un degré moindre, le fonctionnement institutionnel a révélé son talon d'Achille. Mais la structuration partisane sauvait en quelque sorte le système en mettant en scène et en compétition électorale trois ou quatre partis politiques. La ligne politique assumée par l'Exécutif n'avait pas à redouter, ou si peu, les dissensions internes aux formations de la majorité (rappel des outils du parlementarisme majoritaire) sans compter que jusqu'au milieu des années 1980 les clivages politiques reposaient et se nourrissaient d'idéologies contradictoires, donc mobilisatrices et finalement tendant à l'unité des points de vue plutôt qu'à la dispersion et la valorisation des originalités. La cohabitation, les cohabitations successives ont introduit sous cet angle le ver dans le fruit en obligeant les chefs de gouvernement à composer avec la diversité politique de leurs formations majoritaires au détriment d'une vision claire et donc efficace de leur action. La tiédeur politique était sublimée et institutionnalisée. Le courage réformateur disparaissait. Gouverner signifiait moins réformer, décider et agir que d'éviter les embûches politiques, les scandales, neutraliser les frondes syndicales et gérer le quotidien des affaires publiques. La première cohabitation a fait illusion. La deuxième beaucoup moins. Quant à la troisième, le concept même de "majorité plurielle" montre combien les bases de la Vème République étaient bafouées et piétinées même si ces périodes n'ont pas conduit à un total immobilisme.

De Gaulle se méfiait des partis politiques même si lui-même a contribué à leur retour dans la direction des affaires de l'Etat. Enfin et peut-être surtout la clarté gouvernementale s'est délitée à compter du moment où, par le jeu de scrutins proportionnels aux élections locales essentiellement (hors les élections législatives de 1986), les français se sont acclimatés à la diversité des choix politiques, des formations politiques. Or comme l'avait écrit Michel Debré dans la "mort de l'Etat républicain", le "mode de scrutin fait la démocratie ou la tue". Au niveau national il s'agit moins de se préoccuper de l'infinie diversité des opinions que de gouverner efficacement et clairement. Le scrutin législatif majoritaire à deux tours aujourd'hui ne suffit plus à dégager une majorité cohérente dans la mesure où les majorités présidentielles s'organisent autour de plusieurs formations politiques d'importance variable ou sont infestés de courants divers et contradictoires sur la méthode et le fond des politiques publiques prioritaires à mener. Le spectacle de la recherche acharnée des équilibres politiques au sein des gouvernements, le démarchage des forces parlementaires d'appoint ou l'énergie déployée à la neutralisation de partenaires versatiles montrent combien les fondamentaux de notre Constitution sont méprisés au profit d'une lecture trop partisane des conduites des affaires de l'Etat. C'est plus ou moins vrai de tous les gouvernements depuis 1981 mais cette déviance n'a cessé de se développer depuis.

Former un gouvernement devient une opération chirurgicale. Dans ces conditions, prôner de la proportionnelle aux législatives c'est tout simplement signer l'acte de décès de la Vème République car plus rien n'arrêtera l'emprise des partis politiques sur le jeu institutionnel. L'impuissance sera triomphante. L'inaction aura vaincu le courage et le réformisme des plus sincères de nos responsables politiques. Opter pour un système électoral qui assure la diversité au niveau local est indispensable. Le transposer au niveau national c'est prendre le risque d'une paralysie de l'Etat. En fait, comme aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, seul le scrutin majoritaire à un tour offre les meilleures garanties d'efficacité gouvernementale. Aux formations politiques de s'organiser en conséquence, à leur divers courants d'entrer en compétition interne pour fixer la ligne directrice avant des échéances nationales. La solidarité partisane qui doit en résulter n'empêche pas la compétition intra-partisane. Mais cette dernière ne saurait déteindre sur la solidarité gouvernementale, la clarté des politiques menées dès lors qu'elle s'exerce au sein de la ou des formations participant à un gouvernement.

L'inefficacité gouvernementale observée depuis de nombreuses années, même si l'épisode d'aujourd'hui porte au zénith ce constat, est le résultat de ces désordres institutionnels et de l'éclatement de l'offre partisane dont les premiers trouvent leur origine dans la modification désordonnée et inconsidérée des mécanismes du parlementarisme rationalisé et les seconds dans la prolifération des formations politiques alimentées par les scrutins partiellement ou intégralement proportionnels, le développement des égos exacerbés par la perspective de légitimer des positionnements politiques lors de l'élection présidentielle.

Au final, la Vème République est davantage victime de ses acteurs, de ses révisions répétées à l'emporte-pièce, des calculs à court terme des constituants et des ambitions personnelles que de défauts conceptuels. Revenir à l'essentiel au sens gaullien du terme (l'intérêt national), débattre d'un mode de scrutin efficace au niveau national, rétablir dans leur version initiale quelques dispositions essentielles du parlementarisme rationalisé tout en encourageant la diversité au niveau local (et donc à terme au Sénat) permettraient assurément de remettre dans le droit chemin les outils institutionnels indispensables au rétablissement du pays. Stabilité ministérielle, clarté politique, efficacité des politiques publiques, trois objectifs qui sont au cœur de l'autorité de l'Etat retrouvée et de sa parole respectée. Reste à ouvrir ce débat et à trouver celle ou celui qui assumera sans réserve de poser ce diagnostic et s'engagera à réformer ce qui est strictement nécessaire à la réhabilitation des autorités publiques auprès de nos concitoyens, seule manière de tuer les extrêmes qui se nourrissent des comportements politiques jouant subtilement mais dangereusement des institutions au profit d'équilibres partisans dans l'exercice du pouvoir mais au détriment de l'intérêt des citoyens et de l'intérêt national.

La VIème République est un leurre. Laquelle d'ailleurs ? Le cœur du problème tient principalement dans le comportement, les attitudes et les postures des gouvernants depuis bientôt trente ans qui se sont éloignés et/ou ont oublié les fondamentaux de notre Constitution, du pourquoi du changement en 1958. Retrouver cette inspiration, au gré de quelques retouches constitutionnelles comme l'instauration d'un mandat présidentiel unique associé à un mode de scrutin adéquat qui serait lui-même constitutionnalisé (ce qu'il n'est pas aujourd'hui) et qui placerait assurément le Président en situation d'agir sans craindre pour sa réélection, c'est réconcilier les citoyens avec leurs institutions, c'est leur redonner foi dans l'action politique, dans l'action de gouverner (et non foi dans la gouvernance) mais aussi d'y voir plus distinctement dans les différences politiques. C'est combattre efficacement les marchands de sable qui se situent aux extrémités de l'échiquier politique. La France est un pays politique. La recherche des confrontations, la soif des débats politiques, la valorisation des originalités et des postures politiques dans un monde hyper médiatisé constituent une source vitale de notre démocratie. Mais la direction des affaires de l'Etat demande clarté, efficacité et stabilité.

Pascal Jan

Professeur de Droit constitutionnel, Sciences Po Bordeaux