Laissons les juges de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye trancher la question de savoir si l'opération « Bordure protectrice » menée par Israël à Gaza relève ou non de la catégorie juridique des « crimes de guerre ». Reste le point de vue de l'appréciation morale. Cette fois, chacun de nous est juge. A la question de savoir si une opération militaire menée par la dixième armée la plus puissante du monde, et détenant régionalement une supériorité écrasante, faisant 74 % de victimes civiles par bombardements selon l'Organisation des Nations unies est moralement défendable, que répondons-nous ?

Pour justifier moralement des pertes aussi insensées, infligées sciemment à une population civile, il faudrait disposer d'un argument absolument inouï, capable de satisfaire au moins cinq des critères classiques de la guerre dite juste : une juste cause, une intention droite, une justification solide du fait qu'un tel emploi de la force impliquant des pertes civiles massives constitue un dernier recours proportionné au but légitime recherché, des chances raisonnables de succès, un respect de la discrimination entre combattants et non-combattants.

DÉTOURNER LES REGARDS INTERNATIONAUX

Qu'en est-il de la juste cause ? Si celle-ci est assimilée à l'existence même et à la survie de l'Etat d'Israël, cette cause est assurément juste. Rien, toutefois, n'est juste à n'importe quel prix. Si l'existence d'un Etat ne peut être disjointe par ses dirigeants d'une politique de colonisation et d'occupation menée depuis quarante-sept ans, c'est cette politique-là qui est la première ruine de cet Etat et de sa sécurité. L'Etat d'Israël ne dispose pas de juste cause tant qu'il fait le choix colonial de la terre contre celui de la liberté des Palestiniens occupés et, du coup, contre celui de sa propre sécurité.

Intention droite ? Elle n'est même pas pensable : encore faudrait-il que la cause soit préalablement juste. Et l'on peut légitimement soupçonner Israël de détourner une fois de plus les regards internationaux hors du champ de ses menées colonialistes en agitant le foulard rouge de sa sécurité.

74% DE VICTIMES CIVILES

S'agit-il d'un dernier recours proportionné à un but légitime recherché ? Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il faudrait disposer de preuves solides et non controversées que la survie même de l'Etat d'Israël est immédiatement menacée, à condition toutefois que cet Etat ne mène pas en même temps et depuis quarante-sept ans une injustifiable politique d'occupation coloniale, pour qu'une opération militaire faisant 74 % de victimes parmi les civils puisse être moralement justifiée. A vrai dire, on trouvera fort difficilement des cas de justification morale possible d'un tel massacre d'une population civile.

Les chances raisonnables de succès ? On devrait dire : nulles. Si du moins le but recherché est la sécurité par éradication du Hamas. Si le but est de mettre un coup d'arrêt définitif à toute alliance entre le Fatah et le Hamas, le succès est également loin d'être évident.

Si le but, ce qui est fort probable, est de profiter du nouveau régime militaire du maréchal Sissi en Egypte pour écraser militairement un Hamas désormais isolé qui trouvera fort difficilement de nouveaux approvisionnements en armes, les chances de succès sont minces : mettre à bas le potentiel militaire du Hamas dans cette prison surpeuplée à ciel ouvert qu'est la bande de Gaza ne peut se faire qu'au prix de pertes civiles extrêmement élevées.

UN NOUVEAU HAMAS RENAÎTRA

Les nouvelles et cruelles blessures infligées aux Palestiniens s'ajouteront dès lors à la longue liste des souffrances passées et compromettront encore un peu plus l'espoir d'une solution pacifique. Comment imaginer un seul instant que ces opérations répétées vont finir par désolidariser le peuple palestinien d'organisations telles que le Hamas ?

Dans le cas fort hypothétique où Israël viendrait à bout du Hamas, le plus probable est qu'un nouveau Hamas renaîtra immédiatement des cendres du précédent : le feu appelle le feu.

Quant à la discrimination entre les combattants et les non-combattants, il est à peine nécessaire de l'évoquer : prévenir par téléphone les populations des quartiers qui vont être bombardés est une macabre plaisanterie dans ce champ de tir hermétiquement clos et doté de l'une des plus grandes densités de population au monde qu'est la bande de Gaza.

Si l'Etat d'Israël veut démontrer un jour que son problème n'est pas tout simplement l'existence du peuple palestinien lui-même, aussi divers et divisé soit-il, mais celle des organisations terroristes, il faudra qu'il s'y prenne autrement. Il n'y a pas plusieurs questions palestiniennes. Il n'y en a qu'une. L'arrêt de la colonisation, l'abandon de l'annexion de la Cisjordanie et le retour dans les frontières de 1967 sont les conditions sine qua non d'une pacification des relations entre Israël et tous les Palestiniens.

MASSACRE

Une reconquête et une nouvelle occupation de Gaza seraient un crime de plus contre la paix et contre la justice. Quel en serait le but ? Faire accepter par la force aux Palestiniens qu'ils doivent vivre éternellement en situation d'apartheid dans un Etat que l'on déclarerait dans le même temps « juif », comme le souhaite la droite israélienne ? Faire accepter par la force aux Palestiniens qu'ils n'auront jamais le moindre espoir de construire leur propre Etat et d'accéder à des conditions de vie décentes ? Qu'ils doivent se résigner à leur sort injuste et accepter dans le même temps de bonne grâce d'être totalement démilitarisés ?

Le droit des Israéliens d'avoir un Etat ne peut en aucun cas mener à nier par tous les moyens, y compris le massacre de populations civiles, ce même droit pour les Palestiniens. Israël tue des civils pour pouvoir continuer d'annexer et d'occuper impunément des terres. Laissons donc les juristes prendre le temps de savoir si l'on peut qualifier cet acte de « crime de guerre ».

Ce que fait Israël aujourd'hui aux Palestiniens n'est pas seulement une tragique erreur politique. C'est un crime moral.

Jean-Cassien Billier (Maître de conférences d'éthique et de philosophie politique à la Sorbonne)