Abou Bakr al-Baghdadi ne peut que se réjouir du conflit en cours autour de la bande de Gaza. C'est pour le chef irakien de "l'Etat islamique" l'accompagnement rêvé de la proclamation de son "califat" à Mossoul. La propagande jihadiste a toujours considéré que "les Juifs et les Croisés" seraient les instruments de leur propre perte: en 2003, les Etats-Unis, en envahissant l'Irak, en ont ouvert les portes à Al-Qaida, jusqu'alors absente de la région; en 2014, Israël, en s'acharnant sur le Hamas, avec des pertes civiles déjà lourdes, prépare le terrain à une surenchère jihadiste sans précédent.

Al-Qaida, en un quart de siècle d'existence, a perpétré un seul attentat contre Israël: c'était en novembre 2002 dans la ville kenyane de Mombassa; un avion israélien avait été visé par deux missiles sol-air (qui l'avaient raté), tandis qu'un camion piégé explosait dans un hôtel touristique, faisant 15 morts, dont 3 Israéliens. Mais le Premier ministre Ariel Sharon avait affirmé au lendemain des attentats du 11-Septembre "qu'Arafat est notre Ben Laden".

L'Autorité palestinienne, fruit des accords de paix d'Oslo, fut donc traitée comme une "entité terroriste". Arafat, assiégé dans son quartier général de Ramallah en mars 2002, y demeura reclus jusqu'à son évacuation médicale vers la France, où il mourut en novembre 2004. La campagne menée par Israël contre le Fatah et l'Autorité palestinienne fit naturellement le jeu du Hamas, dont la montée en puissance était encore plus forte dans la bande de Gaza qu'en Cisjordanie.

Cette dangereuse évolution aurait pu être endiguée si Sharon avait négocié avec Mahmoud Abbas, le successeur d'Arafat, le retrait israélien hors de la bande de Gaza. Mais le Premier ministre de droite appliqua au territoire palestinien le même unilatéralisme qui avait été celui de son prédécesseur travailliste, Ehud Barak, lors du retrait israélien hors du Liban, en mai 2000. De même que le retrait unilatéral de Barak profita alors au Hezbollah libanais, le retrait unilatéral de Sharon, en septembre 2005, fit le lit du Hamas palestinien.

On connaît la suite: la victoire du Hamas aux élections de janvier 2006, plus par rejet du Fatah que par adhésion positive; la prise de contrôle de la bande de Gaza par le Hamas en juin 2007; "Hiver chaud" en février 2008, "Plomb durci" en décembre 2008, "Pilier de Défense" en novembre 2012, toutes offensives israéliennes vouées par Tsahal à "écraser" le Hamas. Or, aucune de ces offensives n'est parvenue à interrompre les tirs de roquettes sur Israël, dont le territoire est frappé à chaque fois de plus en plus profondément.

Mahmoud Abbas, dont Israël n'a jamais su apprécier pleinement la sagesse, avait pourtant élaboré une solution alternative pour juguler la capacité de nuisance du Hamas. Il s'agissait de réintégrer le mouvement islamiste dans le jeu politique, avec de très fortes chances de vote-sanction contre le Hamas à Gaza en cas d'élections générales.

 

Cette formule avait abouti en avril dernier à la formation d'un gouvernement de technocrates, soutenu par le Fatah et le Hamas. Elle reposait sur un consensus fragile et aurait fort bien pu échouer du fait des pesanteurs palestiniennes. Mais la communauté internationale, Etats-Unis et Union européenne en tête, avait décidé de tenter cette chance. Ce ne fut pas le cas du gouvernement Netanyahou, qui a ciblé le Hamas ces dernières semaines pour mieux mettre à bas l'unité palestinienne.

Israël, fort de cette victoire en trompe-l'œil, prétend maintenant, une fois de plus, "écraser" le Hamas à Gaza. Supposons un instant que, au prix d'un coût humain et politique exorbitant, Tsahal arrive à ses fins déclarées. Sur le champ de ruines que sera devenue la bande de Gaza prolifèreront alors les groupes jihadistes que le Hamas contrôle pour l'heure d'une main de fer.

D'ores et déjà, Ansar Beit Maqdis, un groupe jihadiste égyptien qui s'intitule significativement "les Partisans de Jérusalem", est solidement implanté dans le Sinaï. Ce groupe a prêté allégeance au "calife" Baghdadi et à son "Etat islamique" (qui n'ont pas de mots assez durs pour fustiger les "compromissions" du Hamas avec Israël). L'armée égyptienne, incapable de déloger les commandos djihadistes du Sinaï, s'efforce juste de les y contenir, même si elle n'a pas pu empêcher des attentats majeurs jusqu'au Caire.

Un effondrement du Hamas à Gaza laisserait la voie libre aux partisans de Baghdadi, désormais installés des deux côtés de la frontière israélo-égyptienne. L'incurie du maréchal Sissi et de ses forces contraindrait sans doute dans un futur proche Tsahal à intervenir directement dans le Sinaï à l'encontre des bases jihadistes. Une telle intervention signerait évidemment la fin de la paix israélo-égyptienne de Camp David.

Ce n'est pas un scénario-catastrophe, mais une projection raisonnable des conséquences d'une "victoire" israélienne à Gaza. La solution ne peut être que politique, et si Israël ne veut pas traiter avec le Hamas, alors que le Fatah soit libre de le faire. Il est frappant de voir que la démocratie israélienne et la dictature égyptienne souffrent de la même myopie stratégique.

Sissi, en s'acharnant sur les "terroristes" des Frères musulmans, a préparé le terrain à une guérilla djihadiste bien plus menaçante que vingt ans plus tôt. Netanyahou, en vouant à la destruction les "terroristes" du Hamas, fait le jeu des pires djihadistes. A Mossoul, le calife de la terreur attend son heure avec le sourire.

Jean-Pierre Filiu Devenez fan

Professeur des universités, en charge du Moyen-Orient à Sciences Po (Paris)