Ostracisée, sanctionnée, accusée de nourrir des ambitions hégémoniques, la République islamique s'est résolue à mettre de l'eau dans son thé pour assurer sa sécurité et retrouver sa place dans le concert des nations. Un objectif en passe d'être atteint à la faveur de l'accord-cadre de Lausanne sur le nucléaire.

Prises au leurre perse d'un compromis sur le nucléaire, les naïves colombes de la Maison Blanche ? Cris de faucons à Washington, Paris, Jérusalem et Riyad ! Derrière leur sourire affable et des concessions en trompe l'oeil, les ayatollahs nourriraient de sombres desseins, attisant secrètement dans leur sein le feu de l'atome, ourdissant des projets d'hégémonie. Déjà l'ombre de leurs longs manteaux s'étire de Beyrouth à Hérat, de Sanaa à Samarra : elle s'apprêterait à envelopper le monde. Gardiens de leur révolution combattant sur les sols d'Irak et de Syrie, armes convoyées au Hezbollah libanais, aux houthistes du Yémen et à la résistance islamique palestinienne : le croissant chiite, dont s'alarmait le roi Abdallah de Jordanie en 2004, deviendrait pleine lune.

Le président Rohani, saluant l'accord-cadre de Lausanne sur le nucléaire, déclarait-il, mielleux, le 3 avril, "certains pensent qu'il faut soit se battre avec le monde, soit capituler face aux grandes puissances. Nous croyons à une troisième option, nous pouvons coopérer avec le monde" ? Le Guide suprême, Ali Khamenei, commandait deux semaines plus tard : "Toutes les forces, l'armée, les Gardiens de la révolution, doivent augmenter leur préparation militaire et défensive jour après jour."

La langue fourchue du serpent dont feu le roi saoudien Abdallah appelait, en 2009, les diplomates américains à "couper la tête" émettrait-il un sifflement duplice ? En janvier dernier, le Premier ministre de l'État hébreu, Benyamin Netanyahou, s'affolait : "Les ayatollahs iraniens nient la réalité de l'Holocauste tout en préparant un nouveau génocide." Et de renchérir le 15 avril : "De même que les nazis ont voulu régner sur le monde en anéantissant le peuple juif, l'Iran cherche à contrôler la région et à détruire l'État juif."

Aux sénateurs français, Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), déclarait récemment que "l'expansion politique de l'Iran, par le canal de milices, de groupes terroristes, d'assistance financière et armée, a été particulièrement importante au cours de la dernière décennie". Et quand le président américain Barack Obama tente de tricoter un délicat accord final pour s'assurer le cantonnement du programme nucléaire iranien à la sphère civile (date butoir le 30 juin), le sénateur républicain et vétéran de l'US Army Tom Cotton affirme, lui, ne pas vouloir faire dans la dentelle : "Quelques jours de bombardements aériens et navals" suffiraient pour régler cette question explosive, déclarait-il le 8 avril.

Ceux qui font le plus grand vacarme sont toujours les mêmes, mais ils n'ont pas forcément la capacité d'influence qu'on leur prête. "Il faut garder à l'esprit le signal to noise ratio, le rapport entre l'importance du signal et les décibels produits : ceux qui font le plus grand vacarme sont toujours les mêmes, mais ils n'ont pas forcément la capacité d'influence qu'on leur prête. L'essentiel des gens influents aux États-Unis est aujourd'hui composé de réalistes favorables à la démarche d'Obama", avertit Karim Bitar, directeur de recherche à l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris).

Ostracisé depuis la révolution de 1979, le "régime des mollahs" est rarement considéré dans sa complexité, et son cas n'est souvent instruit qu'à charge. Le soutien iranien à des mouvements radicaux et les déclarations de Téhéran sur le grand et les petits Satan - les États-Unis, Israël et leurs alliés - n'ont certes pas travaillé pour sa réputation.

Sur tous les fronts

Et la présence iranienne se signale sur tous les fronts du Moyen-Orient embrasé. Depuis 2011, Téhéran et son protégé libanais le Hezbollah soutiennent à tous crins Bachar al-Assad dans sa guerre sauvage contre l'insurrection révolutionnaire et jihadiste, au point d'avoir presque pris le contrôle du régime de Damas. En juillet 2014, lors de l'opération israélienne Bordure protectrice sur Gaza, le Jihad islamique s'était vanté d'avoir tiré des missiles Fajr 5, de fabrication iranienne, sur Tel-Aviv et Jérusalem, et la République islamique est fortement soupçonnée de former et d'armer la milice chiite houthiste, qui a pris depuis septembre de la même année le contrôle d'une grande partie du Yémen.

 Auparavant réputé homme de l'ombre, le général Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods des Gardiens de la révolution, posait fièrement fin octobre en héros de guerre sur le front irakien contre l'État islamique (EI). Projection de puissance ?

Responsabilité de protéger les peuples, réplique Ali Ahani, ambassadeur d'Iran à Paris : "La politique raciste et inhumaine du régime sioniste à l'égard des Palestiniens est bien connue, et nous avons aidé avec constance les groupes palestiniens qui s'efforcent de défendre leur cause et leur territoire. Nous soutenons des principes basés sur la démocratie et, à Bahreïn, au Yémen comme au Liban, nous soutenons ceux qui tentent d'obtenir leurs droits légitimes, ce qui ne signifie pas que nous nous ingérons dans les affaires internes de ces pays. En Syrie et en Irak, notre assistance se fonde sur la demande des autorités locales légitimes et soyez sûrs que, sans la coopération de l'Iran et les efforts du Hezbollah, Daesh serait aujourd'hui à Bagdad, à Damas et sans doute à Beyrouth même."

Glacis protecteur

Ancien ambassadeur de France à Téhéran, François Nicoullaud exclut lui aussi l'accusation d'hubris hégémonique, mais il nuance : "Les Iraniens ne se sont pas lancés dans des guerres de conquête depuis le XVIIIe siècle, ils ont accepté leurs frontières actuelles et veulent s'y sentir chez eux. La révolution islamique a eu, comme toutes les grandes révolutions, une pulsion prosélyte, mais si un noyau dur d'idéologues s'y raccroche toujours, les milieux modérés et réformateurs l'ont complètement abandonnée depuis l'époque de Khatami [président de 1997 à 2005]. Et si l'on écoute bien les discours du Guide, ils parlent davantage d'un pays environné d'ennemis que d'un Iran à la conquête du monde. L'état d'esprit actuel consiste plutôt à se défendre contre tous ceux qui veulent détruire la République islamique et à éviter que les flammes des conflits qui l'environnent ne viennent lui lécher les pieds de trop près et ne déstabilisent le régime et le pays."

Ce n'est pas en effet la République islamique qui a pris l'initiative de la guerre civile syrienne, ni de la révolution bahreïnie, ni des conquêtes jihadistes en Irak, ni de la crise yéménite. Mais elle a pragmatiquement saisi ces occasions afin de préserver la continuité de son alliance avec les régimes de Bagdad, Damas et le Hezbollah libanais pour renforcer son influence régionale et se constituer un glacis protecteur contre l'établissement des jihadistes sunnites, de Mossoul, en Irak, à Lattaquié, sur la côte syrienne.

 

Anti-impérialisme

L'Iran parraine-t-il des groupes chiites dans toute la zone ? Rien à voir, souligne la diplomatie iranienne, avec l'ingérence militaire de l'Arabie saoudite, exportatrice d'un sunnisme wahhabite radical et qui a envoyé ses blindés mater la contestation bahreïnie, son aviation écraser le mouvement houthiste au Yémen, des tonnes d'armes et des centaines de combattants aux groupes jihadistes de Syrie et d'Irak et des milliards de dollars au régime réactionnaire du Caire au lieu de financer la lutte palestinienne. "Le Hamas est-il chiite ?" s'exclame l'ambassadeur d'Iran à Paris lorsqu'on lui fait observer la forte teinte confessionnelle de la solidarité internationale iranienne. Quand Riyad joue ouvertement la carte communautaire, Téhéran préfère habiller son discours d'anti-impérialisme sioniste et américain.

Et "si les wahhabites saoudiens considèrent les chiites comme des mécréants à combattre, précise François Nicoullaud, les chiites ne partagent pas le même rejet pour les sunnites. Pour eux, la différence est plus rituelle que sectaire : le sunnisme est un rite de plus dans l'islam, et ils ne tracent pas une ligne d'exclusion. Par ailleurs, cette fracture sunnites-chiites n'est pas un affrontement spontané. S'il n'y avait pas des États qui, pour des raisons de politique internationale, soufflaient sur les braises, les deux confessions cohabiteraient pacifiquement comme elles l'ont fait longtemps de l'Irak au Liban". Cette fracture, la politique néoconservatrice de l'administration Bush l'a également favorisée. Exportée par son hyperpuissante armée en Irak, sa volonté de regime change et de démocratisation de la région a livré Bagdad à la majorité chiite du pays qui, par la main de fer de l'ex-Premier ministre Nouri al-Maliki, a cherché à prendre sa revanche sur les élites sunnites du régime de Saddam Hussein.

Promis par le candidat démocrate Obama, le retrait américain d'Irak fin 2011 a débridé les instincts sectaires et prédateurs de la nouvelle administration irakienne, poussant la forte minorité sunnite et de nombreux officiers congédiés dans les bras de l'organisation jihadiste qui allait devenir l'EI. Et celle-ci, quasi démantelée et reléguée dans les déserts de l'Ouest irakien par le surge américain de 2007-2008, de renaître de ses cendres dans le brasier syrien avant de s'emparer sans grande résistance de Fallouja et de Mossoul entre janvier et juin 2014. Bagdad était alors encerclé et Samarra, lieu saint du chiisme au nord de la capitale, à portée d'artillerie. Appelé à l'aide comme ses ennemis occidentaux, Téhéran dépêchait ses Pasdaran contre l'EI plus promptement que Washington son aviation. Aujourd'hui combattant Daesh aux côtés d'une puissance de "l'axe du mal", les États-Unis se retrouvent enlisés dans leurs contradictions, forcés sans l'avouer de coordonner leurs bombardements avec les pouvoirs syrien et iranien.

En cas d'accord final sur le nucléaire, la levée des sanctions internationales désentraverait une économie à fort potentiel mais très affaiblie.

Fin mars, l'ordre donné aux milices chiites et à ses troupes par le général Soleimani de se retirer du front de Tikrit qu'elles assiégeaient depuis trois semaines pour laisser l'aviation américaine "finir le travail" sonnait comme une victoire ironique pour Téhéran. "Au point de vue stratégique, l'Iran était endigué en 2003, mais la passivité de l'Occident en Syrie et son laxisme en Irak lui ont offert ces pays sur un plateau d'argent. Si la République islamique est aujourd'hui influente dans quatre capitales du Moyen-Orient, c'est bien parce qu'on lui a fait indirectement des cadeaux depuis les années 2000", observe Karim Bitar.

Et, en cas d'accord final sur le nucléaire, la levée des sanctions internationales désentraverait une économie à fort potentiel mais très affaiblie. L'Iran vise essentiellement aujourd'hui à être reconnu comme une grande puissance régionale et comme une puissance internationale moyenne. Mais la convergence de l'extension opportuniste de son influence avec le rapprochement irano-américain sur le dossier nucléaire engagé secrètement à Oman dès mars 2013 fait aujourd'hui souffler un vent de panique en Israël et, surtout, en Arabie saoudite.

"Les États-Unis se sont libérés de leur dépendance énergétique envers Riyad, poursuit Karim Bitar, ils constatent que la société iranienne est, malgré le régime religieux, beaucoup plus libérale et ouverte sur l'Occident qu'en Arabie saoudite et ils n'oublient pas que quinze des dix-neuf terroristes du 11 Septembre étaient saoudiens. Si le pacte du Quincy, qui garantit à Riyad la protection américaine, a été reconduit en 2005, il a perdu beaucoup de sa pertinence. " L'Iran pourrait-il devenir, au-delà de l'allié de circonstance qu'il est aujourd'hui en Irak, le grand partenaire des États-Unis pour la stabilisation de la région ? "Toutes les prophéties finissent un jour par se réaliser, commente François Nicoullaud, il y aura une détente, mais avant qu'il y ait un axe États-Unis - Israël - Iran, de l'eau coulera sous les ponts !"