Sciences Po a fait de l’Afrique l’un des axes majeurs de son déploiement à l’international. Faut-il y voir un effet de l’engouement récent pour ce qui est devenu, selon la formule consacrée, « le continent de toutes les promesses » ? Capucine Edou, responsable à Sciences Po du développement dans cette région, propose une autre explication : « Notre choix a d’abord été dicté par notre propre ouverture internationale. Sur nos 13000 étudiants, 46 % ne sont pas Français et viennent de 150 pays différents. L’Afrique devait donc avoir sa place ».

Francis Vérillaud, Directeur des Affaires internationales et des échanges, parle de « nouveau départ » car, rappelle-t-il, depuis la période coloniale et surtout dans les années 1960, Sciences Po a toujours formé des étudiants africains et dispose sur le continent d’un réseau significatif d’Anciens. De fait, l’institution compte parmi ses « alumni » le tunisien Habib Bourguiba (premier président de la République tunisienne), l’égyptien Boutros Boutros Ghali (ancien Secrétaire général de l’ONU). Et pour citer des plus jeunes, le marocain Taïeb Fassi-Fihri (ancien ministre des Affaires étrangères devenu conseiller au Cabinet royal), la togolaise Cina Lawson (actuelle ministre de l’Économie numérique) ou encore le camerounais Pierre Mouloko Mbonjo (ministre des Relations extérieures).

Cependant, dans les décennies 1980 et 1990, le nombre des étudiants africains à Sciences Po a connu une baisse notable, comparée à la croissance des étudiants venant d’autres régions. Ce constat a été l’un des ressorts d’une relance en direction de l’Afrique. Il fallait corriger l’image d’une institution formant exclusivement des élites politiques et administratives, proposer une offre plus structurée que les autres grandes écoles mais aussi se tourner vers les pays anglophones (Afrique du Sud, Ghana, Kenya…), où l’institution n’était pas connue. Et enfin répondre aux besoins en formations (initiale et continue) engendrés par la croissance d’un certain nombre de pays africains.

Bousculer les idées reçues

Christelle Essola-Moabo, originaire du Cameroun, n’a pas hésité : en optant pour le programme Europe-Afrique, créé en 2011, elle est certaine d’avoir fait le bon choix : « ce programme est une expérience académique, socioculturelle et humaine hors du commun », dit-elle. Elle y a découvert les réalités politiques, économique et culturelle de l’Europe mais aussi celles d’autres pays africains que le sien. Ces acquis, elle compte en faire bénéficier son continent d’origine, « car pour moi, il s’agit de lier le bois au bois », ajoute-t-elle, reprenant l’expression devenue célèbre du roman L’Aventure ambiguë du sénégalais Cheikh Amadou Kane, un classique de la littérature africaine. À sa manière, Christelle s’identifie au personnage de Samba Diallo. Celui-ci, après avoir fait ses premières classes dans les écoles locales, va fréquenter l’école nouvelle, celle qui enseigne à « lier le bois au bois », c’est-à-dire à construire des maisons qui résistent au temps.

Construire un avenir en Afrique, c’est aussi l’objectif de Peter Gitau, autre étudiant du programme Europe-Afrique. Issu d’une famille modeste dans la région de Murang’a, au Kenya, il affirme : « il y a énormément à apporter au continent et plus particulièrement à mon pays, en termes de connaissances et de savoir-faire. Je veux y contribuer ».

 

Construire pour les uns, déconstruire pour les autres, tels Timothé Vulin, « tout droit venu d’un lycée de campagne près de Lyon ». À ses yeux, la réflexion suscitée par les enseignements dispensés sur l’Afrique et le post-colonialisme ont bousculé les idées reçues : « il a fallu déconstruire de manière systématique certains acquis historiques, les automatismes de pensée et même le vocabulaire » des étudiants Européens comme Africains.

Manque de bourses

Christelle, Peter et Timothé sont représentatifs de la diversité des étudiants du programme Europe-Afrique. Cette formation bilingue français anglais de trois ans (dont un à l’étranger), compte 162 étudiants, dont 72 Africains. « La communauté Euraf à Sciences Po est très soudée, constate Peter Gitau. Cette cohésion se manifeste notamment dans les actions initiées par l’Association Sciences Po pour l’Afrique (ASPA) et l’Association du programme Europe-Afrique (APEA) : la Semaine africaine, GalAfrica, des conférences, etc.

Mike Fakih, directeur du programme, insiste sur le fait que les étudiants africains ne viennent pas seulement de la zone d’influence française traditionnelle. « La diversité est essentielle pour nous. Nous recrutons aussi les candidats à fort potentiel en Afrique anglophone et lusophone. Nous participons au renouvellement des élites africaines ».

Une trentaine de bourses aident cette diversité, notamment sociale, dans ce programme comme dans d’autres en Master. Certaines sont accordées par Sciences Po, d’autres par des entreprises (Total, L’Oréal), la Fondation McMillan, l’Agence française de développement, les Ambassades de France ou des donateurs privés. Timothé Vulin, actuellement en Ouganda dans le cadre de sa troisième année à l’étranger, le confirme : « tous les Africains à Sciences Po ne viennent pas de bulles dorées, loin s’en faut. Je mesure d’où viennent mes camarades africains de promotion et les obstacles qu’ils ont dû affronter ». Reste que ces bourses sont insuffisantes. « Nous avons perdu d’excellents candidats faute de pouvoir leur offrir une aide financière. Nos concurrents américains ont une politique de bourses plus attractive et offensive… », déplore Mike Fakih.

Des alliances pédagogiques

L’Afrique à Sciences Po ne se limite pas au programme Europe-Afrique. Alors qu’en 2010, on ne dénombrait - tous cycles confondus - qu’une cinquantaine d’étudiants d’Afrique subsaharienne, ceux-ci sont aujourd’hui près de 200. C’est encore peu comparé aux 400 venus d’Afrique du Nord et aux 5 980 étrangers au total, mais leur progression est régulière. Plus de vingt universités africaines sont aujourd’hui partenaires de Sciences Po, ce qui offre aux étudiants des semestres d’échange croisés, sans droits de scolarité, de part et d’autre de la Méditerranée.

À cette présence étudiante, il convient d’ajouter un Executive Master de formation continue, Potentiel Afrique, en partenariat avec le Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN), ainsi que la recherche « africaniste ». Celle-ci ne date pas d’hier mais s’est enrichie. Elle est assurée par des chercheurs français ainsi que par des professeurs invités originaires d’Afrique, de Grande-Bretagne et des États-Unis. Des alliances académiques d’excellence ont ainsi vu le jour : le Global African Studies Seminar, associant Sciences Po, l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, l’université de Columbia (Institute of African Studies) et Oxford (African Studies Center) ; la mention « African Cities » dans le Master Governing the large Metropolis ; ou encore la concentration régionale « Afrique » au sein de l’École des Affaires internationales de Sciences Po dirigée par Ghassan Salamé.

Ruth Grosrichard est professeur agrégée de langue arabe et de civilisation arabo-islamique à Sciences Po Paris et contributrice du Monde Afrique.