Le discours rassurant de Marisol Touraine, ministre de la santé, affirmant que l'épidémie d'Ebola en Afrique de l'Ouest ne menace nullement la France, contraste avec une réalité de terrain beaucoup plus alarmante.

Les foyers épidémiques de cette maladie hautement contagieuse et foudroyante ne sont plus limités à des villages isolés d'Afrique centrale. Ils se localisent au contraire au cœur même d'une Afrique urbaine et émergente, densément peuplée, où les frontières sont poreuses et les mouvements de populations si intenses que la chaîne épidémique se révèle très difficile à enrayer. Certes, le Liberia a fermé ses écoles, les pays limitrophes tentent en fermant leurs frontières d'établir un cordon sanitaire autour du « triangle Ebola » que constituent la Sierra Leone, le Liberia et la Guinée. Mais si le monde prend cette épidémie très au sérieux, c'est en raison de la spécificité de cette crise sanitaire dans le contexte tout aussi spécifique de l'Afrique de l'Ouest. On pourrait résumer la situation par les « quatre M ».

MÉFIANCE ENVERS « UNE INVENTION DES BLANCS »

Le premier « M », c'est la mobilité extrême des populations de cette région. Non seulement la sécurité n'a jamais été totalement rétablie dans les campagnes depuis les guerres civiles qu'a endurées toute la sous-région, Côte d'Ivoire comprise, mais, à l'image du reste de l'Afrique subsaharienne, deux tiers de la population urbaine y vit en bidonvilles. Contacts humains incessants et échanges de tous ordres figurent au cœur même du fonctionnement social de l'immense conurbation qui relie peu à peu toutes les villes littorales. Les réseaux d'entraide, la force du lien, la proximité, qui est aussi une promiscuité, sur les marchés, dans les transports et les logements, confèrent à la chaîne de transmission de la maladie une intensité particulière : isolement n'est pas un mot africain.

Un médecin de Lagos, la plus grande ville d'Afrique de l'Ouest, a été contaminé par le virus. C'est lui qui a traité le libérien mort fin juillet de cette fièvre hémorragique. Le pays est en alerte. Tous les passagers de l'aéroport sont testés. L'épidémie s'est déclarée en Guinée avant de toucher le Liberia puis la Sierra Leone. Ici commerces, bars et restaurants sont restés fermés hier. Le président a exhorté la population à 'intensifier (ses) efforts dans la lutte' contre le virus, à l'occasion d'une journée décrétée chômée. Selon le dernier bilan de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS), plus de 1 600 cas présumés ont été recensés en Afrique de l'Ouest, parmi lesquels 887 morts. Un médecin américain et son assistante ont été infectés alors qu'ils traitaient des malades au Liberia. Tous deux ont été rapatriés. À New York,un homme était soigné hier dans l'hôpital Mount Sinaï, pour des symptômes semblables à ceux d'Ebola. Des analyses sont en cours. Le patient a récemment voyagé dans un pays de l'Afrique de l'Ouest.

Le deuxième « M », ce sont les modes de propagation. Si la maladie n'est pas transmissible pendant l'incubation, tous les fluides corporels diffusent le virus lorsqu'elle est déclarée. Ceux qui lui survivent restent susceptibles d'infecter leurs proches pendant deux mois encore. Le sperme lui-même reste contaminant sept semaines après la guérison clinique. Pour chaque malade, il faudrait pouvoir assurer un suivi rigoureux de toutes les personnes avec lesquelles il est entré en contact, défi quasi impossible à relever dans des pays où les systèmes d'encadrement des populations sont défaillants et peuvent être contournés, et où la pauvreté rend l'hygiène approximative. Symptomatique est à cet égard le fait que le personnel sanitaire soit très affecté par l'épidémie.

Le troisième « M », c'est la méconnaissance de la maladie. Exactement comme ils avaient pu l'observer avec le VIH, les soignants occidentaux sont confrontés à la grande méfiance et à l'hostilité des populations, qui voient en Ebola une invention des Blancs. La façon dont sont pris en charge les malades entretient la défiance : mise à l'index, décontamination des maisons, soigneurs effrayants avec leurs scaphandriers protecteurs, absence de traitement autre que symptomatique incitent les familles à faire bloc autour des malades et à les dissimuler, transformant certaines maisons, familles, voire villages en bombes virales potentielles dans le déni collectif. Les gouvernements des pays concernés ont eux-mêmes tardé avant de donner l'alerte, issue d'ONG comme Médecins sans frontières, tant ils en redoutaient les effets internes et externes.

Ce qui nous amène au dernier « M » : magie, telle est en effet la façon dont la perception de la maladie pourrait être résumée. L'ampleur persistante des pratiques occultes en Afrique, y compris en milieu urbain, entoure Ebola d'une aura maléfique. Les manifestations de la maladie sont si effrayantes, avec ses éruptions cutanées, ses hémorragies, ses vomissements et ses diarrhées sanglantes, qu'elle s'apparente à de la sorcellerie.

EVITER FANTASMES ET OSTRACISME

Personne ne peut accepter de voir souffrir un proche dans la solitude, entouré de cosmonautes au visage invisible. Par la perte de sociabilité qu'elle nécessite pour être enrayée, l'épidémie est perçue comme d'autant moins africaine que le personnel soignant escamote la dépouille mortelle, toujours contagieux, privant les proches des rites funéraires qui revêtent en Afrique une importance essentielle, surtout si le statut social du défunt était élevé. A cet égard, la mort d'un guérisseur traditionnel en Guinée là où fut identifié le patient zéro (qui avait consommé de la viande de brousse contaminée par une chauve-souris frugivore, hôte traditionnel du virus) a beaucoup joué dans la propagation d'une épidémie qui compte déjà près de 800 morts en quelques semaines.

Ceux qui ont vu le film Contagion (2011), de Steven Soderbergh, peuvent craindre que ne se reproduise à grandeur réelle le scénario catastrophe d'une épidémie planétaire. En réalité, les moyens mobilisés par la communauté internationale sont tels que cette perspective semble peu probable. Pourtant, le risque de contagion en Afrique même reste entier. Tout mettre en œuvre pour que l'épidémie cesse de s'étendre suppose de mieux prendre en compte les ressorts psychologiques qui entravent la lutte actuelle et empêchent une véritable mobilisation collective de l'ensemble des sociétés africaines, face à un péril perçu comme une nouvelle agression extérieure.

Les explications : Comprendre la propagation régionale du virus Ebola

Ce qui se dessine en fait avec Ebola, c'est le spectre d'une nouvelle stigmatisation d'un continent autour duquel le reste du monde dresserait des barricades. Entre la menace fantasmée d'une maladie mondiale et l'ostracisme antiafricain, auquel trop de pays ne sont déjà que trop enclins, il existe une voie étroite, celle de la transparence et de la coopération la plus étroite possible entre les autorités africaines, leurs services de santé, et la communauté internationale. Dresser des murs, comme s'il fallait cantonner les barbares dans leur territoire en proie au chaos sanitaire, est la façon la plus inefficace et dangereuse d'agir car elle appelle au contournement et à l'opacité. C'est la mobilisation qui doit être planétaire, pas les barricades.

    Sylvie Brunel (Géographe, auteure et professeure à Paris-Sorbonne)